« A plus tard, on verra bien, si la chance me délivre de ces rails et de ce train… »
Mon rendez-vous était à dix-huit heures chez le docteur Havil. Son cabinet se trouvait au métro Ledru-Rollin, dans la rue de
«- Mademoiselle Faive, au vu de la complexité apparente de votre rêve, je dois reconnaître que je me suis rarement retrouvé face à un cas comme le vôtre, mais je pense néanmoins avoir une explication. Je ne suis pas sûr de sa rationalité, mais elle vaut ce qu’elle vaut. Pour commencer, je vais vous expliquer en quelques mots l’origine du rêve en général et j’en viendrai à ce que vous vivez actuellement. Nous avons coutume de dire que le rêve est une cause sensorielle. Il provoque des sensations qui n’existent plus, pas, ou pas encore. Si l’on est freudien, ce qui est mon cas, il faut considérer le rêve comme un accès direct à l’inconscient. C’est généralement le fruit de l’expression d’un désir. Cependant, même quand nous dormons, il existe une instance de censure qui « travaille » pour empêcher ces désirs de remonter à la conscience. Elle les transformera et les condensera. Cela peut parfois mener à des visions absurdes. Par exemple, mon dernier patient ne dormait plus car il voyait des chapeaux en forme d’imprimante… Mais je m’égare. Cela pourrait concerner les choses que vous voyez juste avant de vous lever. Maintenant, le rêve en lui-même. Bien sûr, il faut combiner ce dont je viens de vous parler avec l’imagination et avec absolument tous vos souvenirs. Cependant, nous ne pouvons pas être sûrs que ce que nous rêvons n’est que le produit de notre imagination ou de notre inconscient, car comme vous le savez, il est très difficile de différencier la veille du sommeil si l’on ne juge pas les faits sur leur rationalité mais sur leur sensation vis-à-vis de ce que vous vivez chaque jour. Ce que l’on ressent peut sembler tellement vrai, des fois, notamment la douleur… Bien sûr, cela implique que ce rêve qui paraît si réel peut ne pas être le fruit de votre imagination, mais une scène qui aura lieu, dans la mesure où vous y assistez et n’y avez jamais été confrontée. Je ne vous le souhaite évidemment pas. Ce que vous avez vu peut être la combinaison de votre volonté de partir dans un endroit que vous ne connaissez pas avec vos amis. Mais ce qui m’inquiète le plus dans votre rêve, ce n’est pas le fait que vous ayez dessiné des choses sur votre mur, mais bien les choses que vous avez dessinées. Vous craignez d’avoir vu cela à votre réveil, même si je pense pouvoir vous affirmer que tout n’émane que d’une vilaine crise de somnambulisme. Tout le monde a été ou sera somnambule au moins une fois dans sa vie, mais ce signe que vous avez dessiné... Il me surprend dans le mauvais sens du terme. Vous allez me raconter à nouveau votre rêve mais de manière plus synthétique et nous allons analyser ensemble ce que vous avez vu. Cela me permettra de vous aider.
- D’accord, docteur. Déjà, avant, je voulais vous dire que chaque soir, à la fin du rêve, quand je suis dans le noir, je vois de nouvelles choses.
- C'est-à-dire ?
- Par exemple, le premier soir, j’ai vu une abeille, un grand trou, un agneau, et la nuit dernière, j’ai aperçu une créature à deux têtes, des gens avec des ailes, les lettres alpha et oméga…
- Attendez, mademoiselle, allez moins vite. L’abeille symbolise l’être salvateur et l’aptitude à vivre. Les trous sont réservés aux âmes qui vont en Enfer. Et l’agneau, si je me souviens bien, représente une victime sacrifiée. Quant à votre créature à deux têtes, c’est sûrement ce qu’on appelle une créature amphisbène. L’alpha et l’oméga représentent souvent l’origine, le principe et la fin. Enfin, les ailes sont les attributs des êtres surnaturels.
- Et que font toutes ces choses-là dans mes rêves ?
- Vous êtes la seule à pouvoir répondre de cela, mademoiselle. Votre inconscient déforme des choses, comme je vous l’ai dit tantôt. Mais poursuivez.
- Très bien, docteur, lui répondis-je. Alors, ça commence avec le poteau de fumée que j’ai vu avant de m’endormir qui m’annonce que je viens de prendre un aller simple pour l’Enfer. Un peu comme un oiseau de mauvais augure.
- Je vois, je vois. C’est un signe extérieur qui vous prévient qu’une zone de turbulence va secouer votre avenir. Ce qui est préoccupant, c’est que vous avez vu quelque chose aperçu dans la réalité. La question est de savoir si votre « Ça » a pu interpréter quelque chose de réel ou de fantaisiste.
- Mon « ça » ?
- C’est notre réservoir à pulsions, antérieur à toute moralité. C’est de lui que dérive l’idée du Moi.
- Notre nature dériverait donc de ce que l’on a d’animal… C’est humiliant !
- Je ne vous le fais pas dire. Le seul qui doit être vraiment content de savoir ça est Darwin, mais poursuivez, je vous prie.
- Ensuite, je traverse Bourg-la-Reine et peu à peu, je n’y trouve plus ce que je devrais y trouver. Puis je tombe assez longtemps pour me retrouver dans cet appartement que je n’ai jamais vu.
- Je suppose que ce n’est point la première fois que vous chutez de haut dans un de vos rêves. Gardons donc ceci pour plus tard. Poursuivez ?
- Je me retrouve dans cet appartement qui est dans un désordre hallucinant, complètement délabré, avec du sang, de la rouille, des grilles, de la chair, peu de lumières, cette horrible odeur, le signe bizarre qui se dessine sur le mur et le pull de mon ami Stéphane. Bien sûr, au fil du temps, une douleur de plus en plus intense m’envahit. Elle est abominable. Il y a également ce message en langue bizarre. Ensuite, je vois cette forme qui se dessine et ce fantôme qui me regarde sans bouger…
- Et bien... J’aimerais de tout cœur me tromper au sujet de ce fantôme, mais ces premières visions sont des symptômes d’une crise d’aglahophobie.
- Qu’est ce qu’une crise d’aglaophobie, docteur ?
- Une crise d’aglahophobie. Je vous explique. Vous m’avez bien dit que vous habitiez Bourg-la-Reine, n’est-ce pas ?
- Exactement. Pourquoi ?
- Je vais vous raconter une histoire qu’une amie de ma bien aimée maman m’a apprise il y a quelques année. Une ancienne prostituée qui était devenue maison de retraite…
- Je vois le genre ; avant de traiter les varices des vieux, elle vidait celles des jeunes…
- Passons. Mon histoire m’a été contée au moment où j’étais en sixième. Je voulais toujours sortir tard et on a voulu me faire peur. Elle concerne justement une légende de Bourg-la-Reine qui a commencé en 1391 après Jésus Christ. Cette année-là, pour la première fois, une paroisse vint s’installer dans la clairière de Pleigiz. Cette église existe toujours et se trouve dans le quartier des Blagis. Vous connaissez ?
- Oui oui, c’est là où se trouve l’église saint Stanislas.
- Précisément. À cette époque, un jeune homme y fut formé, ou déformé... Il s’appelait Gilles Baungarten, mais tout le monde l’a toujours appelé par son prénom. Il s’y fit enseigner la vie de Jésus et les « vertus » que celle-ci comporte. Malheureusement, l’année de ses dix-sept ans, il aurait été touché par Satan qui l’envoûta progressivement sans pour autant que celui-ci ne s’en rendît compte. Nous ne savons pas trop ce qui l’a amené à jeter son dévolu sur Gilles… Pendant les dix-sept années suivantes, le Prince des Ténèbres continua de s’emparer peu à peu de lui pour lui apparaître en rêve le jour de ses trente-quatre ans. Cette nuit-là, Satan lui aurait expliqué comment passer dans le camp de ce que la morale judéo-chrétienne nomme le Mal. Cela consistait à suivre une « formation » de plusieurs siècles dans l’Au-delà pendant que sur Terre, un être vêtu de noir traînant avec lui douleur et souffrance, errant d’âme en âme et ne laissant derrière lui que terreur et désolation assurait une sorte d’intérim avec les Enfers. On n’a jamais su pourquoi il avait décidé de le suivre, mais après avoir tout assimilé, il commença à prêcher sa parole. C’était à partir de ses cinquante et un ans. Pourtant, il lui manquait des informations, comme par exemple celle de savoir si des sacrifices seraient nécessaires et pourquoi, ou encore connaître l’intérêt de l’existence d’un lien avec le monde réel. Jusqu’à l’année de ses soixante-quatre ans, il tomba dans une douloureuse décadence ne faisant de lui plus qu’un être totalement déshumanisé. Il s’était tué à la tâche pour trouver celui qui lui permettrait d’accomplir la prophétie. Le jour de sa soixante-quatrième année, il trouva en sortant de sa paroisse un bébé dans un berceau. Il semblait abandonné. D’où venait-il ? Qui l’avait posé ? Y reconnaissant un signe venu d’en haut, Gilles pleura pendant longtemps, très longtemps… Il décida de cacher l’existence du bébé et l’éduqua loin de tout et de tous pour que son âme ne soit orientée que dans le sens du diabolique. Ce jeune garçon se nommait, selon le bracelet porté à son poignet, Alexander Glaho. Gilles avait décidé : cet enfant serait la personne qui agirait pour lui sur Terre.
- Mais agir de quelle sorte ?
- J’y viens, mademoiselle. Gilles et Alexander disparurent alors de la circulation. On pense qu’il le forma. Il réapparut seul le jour de ses soixante-dix-huit ans. C’est à cette même date que ses pratiques hérétiques furent découvertes. De ce fait, il se retrouva très vite sur un bûcher avec la langue arrachée, après des jours et des jours de torture… Il est passé par tous les supplices ; on l’a suspendu par les pieds pendant des heures puis on lui a brûlé les doigts, par exemple. Et ce n’est que la partie cachée de l’iceberg…
- Heureusement que les dégénérés de Facebook qui ont sévi l’an dernier ne sont pas tombés là-dessus, ça leur aurait donné bien des idées.
- Je ne vous le fais pas dire.
- Et Alexander ?
- Nul ne sait ce qui lui est arrivé. Quelqu’un, un jour, a écrit qu’Alexander était le fils que Gilles avait eu avec une prostituée, mais on n’a jamais prouvé cela.
- L’Église lui a fait tout cela rien que pour ça ?
- Comment ça ?
- Ce ne sont que des supputations quand ils disaient que Gilles avait été en contact avec le Diable… Il n’y avait rien d’autre ?
- Absolument rien, mademoiselle, et le Vatican avait ses raisons. Il n’agit jamais à la légère, selon ses propres dires.
- Si vous le dites, docteur. Continuez.
- Selon des rumeurs, Alexander devait, approximativement tous les trente ans, commettre un meurtre sordide en l’honneur de Gilles et de Satan. Bien sûr, le même assassin ne pourrait pas agir à chaque fois et c’est pourquoi à chaque personne sacrifiée, l’âme de cette personne entrait dans le corps d’Alexander pour devenir le nouvel Aglaho.
- Aglaho ?
- C’est le nom du monstre, un diminutif d’Alexander Glaho. Et donc, comme je vous le disais, la personne tuée devenait le nouvel Aglaho pour les trois décennies à venir, c'est-à-dire jusqu’au crime suivant.
- Cela veut dire que le monstre survit grâce à ses meurtres ?
- C’est ce que l’on dit, mademoiselle, mais ce n’est qu’une légende.
- Continuez quand même, s’il vous plaît.
- Très bien. Donc, tous les trente ans, on retrouve l’enveloppe corporelle de la personne tuée auparavant dans un état assez pitoyable. Et à ce moment-là, une nouvelle personne est sous le voile.
- C’est bien joli, tout ça, docteur, mais je ne vois toujours pas le rapport entre moi et cette histoire.
- Jamais nous n’avons pu prouver ce que je vous raconte, c’est donc à prendre avec toutes les pincettes du monde. Il est donc inutile d’en dire plus. C’était juste pour que vous compreniez qui était qui.
- Donc, le fantôme, c’est Aglaho, le vieil homme, c’est Gilles, et mon ami Stéphane peut représenter un sacrifié ?
- Je ne pense pas car vous dites que tout se passe hors de Bourg-la-Reine et Alexander ne peut agir que dans la ville, enfin je crois.
- Et la langue que j’ai entendue ? Et celle que j’ai lue ?
- Si les mots que vous avez entendus sont exacts, il y a de fortes chances pour ce soit de l’Aglaméha. C’est la langue que parlaient Alexander et Gilles lorsqu'ils étaient ensemble pour que personne ne les comprenne. Je dois reconnaître cependant une chose que je n’explique point, c’est comment vous et vous seule avez été amenée à rêver de la légende de Gilles, pourquoi vous êtes la seule à avoir vu le brasier, pourquoi vous voyez vos amis souffrir, et enfin le sens du message… En ce qui concerne l’autre, c’est peut-être de l’Aglaméha aussi.
- Vous ne savez pas déchiffrer du tout l’Aglaméha ?
- Seuls Gilles et Alexander le parlaient.
- Vous êtes vraiment certain que tout cela n’a jamais existé, docteur ?
- En tous les vas, personne n’a jamais trouvé de traces crédibles de l’existence d’Alexander autour de la clairière des Pleigiz.
- Mais Gilles a vraiment existé ?
- Évidemment !
- Et si quelqu’un avait inventé ces mensonges pour couvrir quelque chose et légitimer la mise à mort de Gilles ?
- Les théologiens sont là pour ça et n’ont rien trouvé à ce sujet. Nous sommes dans le flou. Quand nous changerons de paradigme, la vérité ne sera peut-être plus la même, mais pour l’instant, c’est ainsi.
- Et la trace sur le mur ?
- C’est de cette sorte que selon la rumeur populaire, Alexander signait ce qu’il faisait pour Gilles. Ainsi, sur l’épaule gauche de chaque victime, il y aurait cette trace. Mais bon, aucun corrélat n’a été établi entre tout cela. J’ai même entendu dire que cette légende avait été écrite en 1608 par Jean-Baptiste Texte, un jeune séminariste des Pleigiz. Force est de constater que ce jeune homme avait une imagination débordante.
- Et si j’allais à l’église et essayais d’entrer en contact avec lui ?
- Soir vous êtes croyante, soit vous êtes désespérée, mademoiselle Faive.
- Je croirais en n’importe quoi pour me sortir de ce maudit bourbier.
- Croyez en moi et tout ira pour le mieux. Ce n’est qu’une crise de somnambulisme qui vous fait un peu peur car elle est en rapport avec un cauchemar. Vous devrez faire un énorme travail sur vous-même.
- Vous avez vous-même dit que le fait que j’aie rêvé de cette légende vous préoccupait. Vous êtes schizophrène ?
- Avant, oui, mais maintenant, nous allons beaucoup mieux. Blague à part, je suis âgé, croyant et ai été éduqué pour la craindre. Mais en étant un peu rationnel, cela s’explique très facilement.
- Et comment savoir vraiment si elle est vraie ?
- Renseignez-vous ou attendez, et vous verrez si les inquiétudes de votre inconscient étaient légitimes ou pas. Personnellement, j’espère qu’elles ne le sont pas.
- Mais bon, trois semaines à faire le même cauchemar, je pense que le message est clair. Mon inconscient a les chocottes !
- Ne vous emportez pas. Je vous rappelle que ce n’est qu’une légende, mademoiselle.
- Certes, docteur, mais ne dit-on pas que dans toute légende il y a un fond de vérité ?
- Probablement, mais lequel… Je suis désolé mais je vais devoir arrêter notre séance ; je suis un peu en retard.
- Très bien. Merci, docteur, je vous dois sûrement la vie.
- Mes honoraires aussi. Je plaisante, bien sûr.
- Vous ne perdez pas le nord. Voici un chèque de soixante euros. Au revoir, docteur. Je ne pense pas pouvoir revenir de suite car je pars pour quelques jours avec mes amis. Mais pourquoi pas après, pour voir mes progrès ?
- C’est bien. Cela me permettra de voir si vous avez réussi à aller mieux. Passez de bonnes vacances.»
J’espérais qu’à ce prix là, je n’aurais plus de problèmes de sommeil. Une histoire plus que bancale, des théories insensées… Merci le docteur ! Il semblait bizarre, comme s’il était tiraillé entre la norme et ses croyances… Peut-être qu’il voulait se convaincre en me convaincant. J’appelai Stéphane pour lui dire que je me sentais mieux. Il me demanda ce que j’avais et je lui répondis d’un ton faisant croire que ma maladie coulait de source que je faisais une crise d’aglahophobie. Évidemment, il voulut en savoir plus sur cette maladie mais je n’avais pas le temps de tout lui expliquer. Qu’importe, son père étant bibliothécaire depuis plusieurs années, en cherchant un peu, il trouverait bien un article dessus. Il me dit qu’il ferait cela et qu’il éclairerait mes lanternes sur cette légende, ainsi que sur ce que le docteur Havil ne m’avait pas bien expliqué. Nous devions nous retrouver aux alentours de dix heures pour achever les derniers préparatifs avant le départ, c'est-à-dire après le dîner, au parc où nous avions coutume de nous retrouver. Il se situait dans l'allée de Trévise (une résidence assez boisée située en bordure de l’allée d’Honneur et de