vendredi 9 avril 2010

03 – Je m’en vais demain

« A plus tard, on verra bien, si la chance me délivre de ces rails et de ce train… »


Mon rendez-vous était à dix-huit heures chez le docteur Havil. Son cabinet se trouvait au métro Ledru-Rollin, dans la rue de la Forge Royale (aux alentours de la Bastille). Sa salle d’attente était banale; des Paris-Match de 1975, des jouets pour enfants, des tableaux d’informations sur le sommeil. Je m’y sentais rassurée, protégée par une sorte de cocon ; pas forcément intouchable, mais pas loin. Il me prit avec une petite dizaine de minutes de retard et commença par m’expliquer qu’à tout problème on trouvait une solution, que je n’étais pas une damnée et que j’avais frappé à la bonne porte pour réussir à bien dormir de nouveau. Je commençai mon histoire, des signaux de fumée au premier rêve, en passant par les visions, la langue, la répétition… Le docteur m’ayant demandé d’être précise, cela me prit une bonne vingtaine de minutes pour tout lui raconter. À la fin de mon récit, il but un grand bol d’air et commença son analyse avec une voix lente, grave et sûre :

«- Mademoiselle Faive, au vu de la complexité apparente de votre rêve, je dois reconnaître que je me suis rarement retrouvé face à un cas comme le vôtre, mais je pense néanmoins avoir une explication. Je ne suis pas sûr de sa rationalité, mais elle vaut ce qu’elle vaut. Pour commencer, je vais vous expliquer en quelques mots l’origine du rêve en général et j’en viendrai à ce que vous vivez actuellement. Nous avons coutume de dire que le rêve est une cause sensorielle. Il provoque des sensations qui n’existent plus, pas, ou pas encore. Si l’on est freudien, ce qui est mon cas, il faut considérer le rêve comme un accès direct à l’inconscient. C’est généralement le fruit de l’expression d’un désir. Cependant, même quand nous dormons, il existe une instance de censure qui « travaille » pour empêcher ces désirs de remonter à la conscience. Elle les transformera et les condensera. Cela peut parfois mener à des visions absurdes. Par exemple, mon dernier patient ne dormait plus car il voyait des chapeaux en forme d’imprimante… Mais je m’égare. Cela pourrait concerner les choses que vous voyez juste avant de vous lever. Maintenant, le rêve en lui-même. Bien sûr, il faut combiner ce dont je viens de vous parler avec l’imagination et avec absolument tous vos souvenirs. Cependant, nous ne pouvons pas être sûrs que ce que nous rêvons n’est que le produit de notre imagination ou de notre inconscient, car comme vous le savez, il est très difficile de différencier la veille du sommeil si l’on ne juge pas les faits sur leur rationalité mais sur leur sensation vis-à-vis de ce que vous vivez chaque jour. Ce que l’on ressent peut sembler tellement vrai, des fois, notamment la douleur… Bien sûr, cela implique que ce rêve qui paraît si réel peut ne pas être le fruit de votre imagination, mais une scène qui aura lieu, dans la mesure où vous y assistez et n’y avez jamais été confrontée. Je ne vous le souhaite évidemment pas. Ce que vous avez vu peut être la combinaison de votre volonté de partir dans un endroit que vous ne connaissez pas avec vos amis. Mais ce qui m’inquiète le plus dans votre rêve, ce n’est pas le fait que vous ayez dessiné des choses sur votre mur, mais bien les choses que vous avez dessinées. Vous craignez d’avoir vu cela à votre réveil, même si je pense pouvoir vous affirmer que tout n’émane que d’une vilaine crise de somnambulisme. Tout le monde a été ou sera somnambule au moins une fois dans sa vie, mais ce signe que vous avez dessiné... Il me surprend dans le mauvais sens du terme. Vous allez me raconter à nouveau votre rêve mais de manière plus synthétique et nous allons analyser ensemble ce que vous avez vu. Cela me permettra de vous aider.

- D’accord, docteur. Déjà, avant, je voulais vous dire que chaque soir, à la fin du rêve, quand je suis dans le noir, je vois de nouvelles choses.

- C'est-à-dire ?

- Par exemple, le premier soir, j’ai vu une abeille, un grand trou, un agneau, et la nuit dernière, j’ai aperçu une créature à deux têtes, des gens avec des ailes, les lettres alpha et oméga…

- Attendez, mademoiselle, allez moins vite. L’abeille symbolise l’être salvateur et l’aptitude à vivre. Les trous sont réservés aux âmes qui vont en Enfer. Et l’agneau, si je me souviens bien, représente une victime sacrifiée. Quant à votre créature à deux têtes, c’est sûrement ce qu’on appelle une créature amphisbène. L’alpha et l’oméga représentent souvent l’origine, le principe et la fin. Enfin, les ailes sont les attributs des êtres surnaturels.

- Et que font toutes ces choses-là dans mes rêves ?

- Vous êtes la seule à pouvoir répondre de cela, mademoiselle. Votre inconscient déforme des choses, comme je vous l’ai dit tantôt. Mais poursuivez.

- Très bien, docteur, lui répondis-je. Alors, ça commence avec le poteau de fumée que j’ai vu avant de m’endormir qui m’annonce que je viens de prendre un aller simple pour l’Enfer. Un peu comme un oiseau de mauvais augure.

- Je vois, je vois. C’est un signe extérieur qui vous prévient qu’une zone de turbulence va secouer votre avenir. Ce qui est préoccupant, c’est que vous avez vu quelque chose aperçu dans la réalité. La question est de savoir si votre « Ça » a pu interpréter quelque chose de réel ou de fantaisiste.

- Mon « ça » ?

- C’est notre réservoir à pulsions, antérieur à toute moralité. C’est de lui que dérive l’idée du Moi.

- Notre nature dériverait donc de ce que l’on a d’animal… C’est humiliant !

- Je ne vous le fais pas dire. Le seul qui doit être vraiment content de savoir ça est Darwin, mais poursuivez, je vous prie.

- Ensuite, je traverse Bourg-la-Reine et peu à peu, je n’y trouve plus ce que je devrais y trouver. Puis je tombe assez longtemps pour me retrouver dans cet appartement que je n’ai jamais vu.

- Je suppose que ce n’est point la première fois que vous chutez de haut dans un de vos rêves. Gardons donc ceci pour plus tard. Poursuivez ?

- Je me retrouve dans cet appartement qui est dans un désordre hallucinant, complètement délabré, avec du sang, de la rouille, des grilles, de la chair, peu de lumières, cette horrible odeur, le signe bizarre qui se dessine sur le mur et le pull de mon ami Stéphane. Bien sûr, au fil du temps, une douleur de plus en plus intense m’envahit. Elle est abominable. Il y a également ce message en langue bizarre. Ensuite, je vois cette forme qui se dessine et ce fantôme qui me regarde sans bouger…

- Et bien... J’aimerais de tout cœur me tromper au sujet de ce fantôme, mais ces premières visions sont des symptômes d’une crise d’aglahophobie.

- Qu’est ce qu’une crise d’aglaophobie, docteur ?

- Une crise d’aglahophobie. Je vous explique. Vous m’avez bien dit que vous habitiez Bourg-la-Reine, n’est-ce pas ?

- Exactement. Pourquoi ?

- Je vais vous raconter une histoire qu’une amie de ma bien aimée maman m’a apprise il y a quelques année. Une ancienne prostituée qui était devenue maison de retraite…

- Je vois le genre ; avant de traiter les varices des vieux, elle vidait celles des jeunes…

- Passons. Mon histoire m’a été contée au moment où j’étais en sixième. Je voulais toujours sortir tard et on a voulu me faire peur. Elle concerne justement une légende de Bourg-la-Reine qui a commencé en 1391 après Jésus Christ. Cette année-là, pour la première fois, une paroisse vint s’installer dans la clairière de Pleigiz. Cette église existe toujours et se trouve dans le quartier des Blagis. Vous connaissez ?

- Oui oui, c’est là où se trouve l’église saint Stanislas.

- Précisément. À cette époque, un jeune homme y fut formé, ou déformé... Il s’appelait Gilles Baungarten, mais tout le monde l’a toujours appelé par son prénom. Il s’y fit enseigner la vie de Jésus et les « vertus » que celle-ci comporte. Malheureusement, l’année de ses dix-sept ans, il aurait été touché par Satan qui l’envoûta progressivement sans pour autant que celui-ci ne s’en rendît compte. Nous ne savons pas trop ce qui l’a amené à jeter son dévolu sur Gilles… Pendant les dix-sept années suivantes, le Prince des Ténèbres continua de s’emparer peu à peu de lui pour lui apparaître en rêve le jour de ses trente-quatre ans. Cette nuit-là, Satan lui aurait expliqué comment passer dans le camp de ce que la morale judéo-chrétienne nomme le Mal. Cela consistait à suivre une « formation » de plusieurs siècles dans l’Au-delà pendant que sur Terre, un être vêtu de noir traînant avec lui douleur et souffrance, errant d’âme en âme et ne laissant derrière lui que terreur et désolation assurait une sorte d’intérim avec les Enfers. On n’a jamais su pourquoi il avait décidé de le suivre, mais après avoir tout assimilé, il commença à prêcher sa parole. C’était à partir de ses cinquante et un ans. Pourtant, il lui manquait des informations, comme par exemple celle de savoir si des sacrifices seraient nécessaires et pourquoi, ou encore connaître l’intérêt de l’existence d’un lien avec le monde réel. Jusqu’à l’année de ses soixante-quatre ans, il tomba dans une douloureuse décadence ne faisant de lui plus qu’un être totalement déshumanisé. Il s’était tué à la tâche pour trouver celui qui lui permettrait d’accomplir la prophétie. Le jour de sa soixante-quatrième année, il trouva en sortant de sa paroisse un bébé dans un berceau. Il semblait abandonné. D’où venait-il ? Qui l’avait posé ? Y reconnaissant un signe venu d’en haut, Gilles pleura pendant longtemps, très longtemps… Il décida de cacher l’existence du bébé et l’éduqua loin de tout et de tous pour que son âme ne soit orientée que dans le sens du diabolique. Ce jeune garçon se nommait, selon le bracelet porté à son poignet, Alexander Glaho. Gilles avait décidé : cet enfant serait la personne qui agirait pour lui sur Terre.

- Mais agir de quelle sorte ?

- J’y viens, mademoiselle. Gilles et Alexander disparurent alors de la circulation. On pense qu’il le forma. Il réapparut seul le jour de ses soixante-dix-huit ans. C’est à cette même date que ses pratiques hérétiques furent découvertes. De ce fait, il se retrouva très vite sur un bûcher avec la langue arrachée, après des jours et des jours de torture… Il est passé par tous les supplices ; on l’a suspendu par les pieds pendant des heures puis on lui a brûlé les doigts, par exemple. Et ce n’est que la partie cachée de l’iceberg…

- Heureusement que les dégénérés de Facebook qui ont sévi l’an dernier ne sont pas tombés là-dessus, ça leur aurait donné bien des idées.

- Je ne vous le fais pas dire.

- Et Alexander ?

- Nul ne sait ce qui lui est arrivé. Quelqu’un, un jour, a écrit qu’Alexander était le fils que Gilles avait eu avec une prostituée, mais on n’a jamais prouvé cela.

- L’Église lui a fait tout cela rien que pour ça ?

- Comment ça ?

- Ce ne sont que des supputations quand ils disaient que Gilles avait été en contact avec le Diable… Il n’y avait rien d’autre ?

- Absolument rien, mademoiselle, et le Vatican avait ses raisons. Il n’agit jamais à la légère, selon ses propres dires.

- Si vous le dites, docteur. Continuez.

- Selon des rumeurs, Alexander devait, approximativement tous les trente ans, commettre un meurtre sordide en l’honneur de Gilles et de Satan. Bien sûr, le même assassin ne pourrait pas agir à chaque fois et c’est pourquoi à chaque personne sacrifiée, l’âme de cette personne entrait dans le corps d’Alexander pour devenir le nouvel Aglaho.

- Aglaho ?

- C’est le nom du monstre, un diminutif d’Alexander Glaho. Et donc, comme je vous le disais, la personne tuée devenait le nouvel Aglaho pour les trois décennies à venir, c'est-à-dire jusqu’au crime suivant.

- Cela veut dire que le monstre survit grâce à ses meurtres ?

- C’est ce que l’on dit, mademoiselle, mais ce n’est qu’une légende.

- Continuez quand même, s’il vous plaît.

- Très bien. Donc, tous les trente ans, on retrouve l’enveloppe corporelle de la personne tuée auparavant dans un état assez pitoyable. Et à ce moment-là, une nouvelle personne est sous le voile.

- C’est bien joli, tout ça, docteur, mais je ne vois toujours pas le rapport entre moi et cette histoire.

- Jamais nous n’avons pu prouver ce que je vous raconte, c’est donc à prendre avec toutes les pincettes du monde. Il est donc inutile d’en dire plus. C’était juste pour que vous compreniez qui était qui.

- Donc, le fantôme, c’est Aglaho, le vieil homme, c’est Gilles, et mon ami Stéphane peut représenter un sacrifié ?

- Je ne pense pas car vous dites que tout se passe hors de Bourg-la-Reine et Alexander ne peut agir que dans la ville, enfin je crois.

- Et la langue que j’ai entendue ? Et celle que j’ai lue ?

- Si les mots que vous avez entendus sont exacts, il y a de fortes chances pour ce soit de l’Aglaméha. C’est la langue que parlaient Alexander et Gilles lorsqu'ils étaient ensemble pour que personne ne les comprenne. Je dois reconnaître cependant une chose que je n’explique point, c’est comment vous et vous seule avez été amenée à rêver de la légende de Gilles, pourquoi vous êtes la seule à avoir vu le brasier, pourquoi vous voyez vos amis souffrir, et enfin le sens du message… En ce qui concerne l’autre, c’est peut-être de l’Aglaméha aussi.

- Vous ne savez pas déchiffrer du tout l’Aglaméha ?

- Seuls Gilles et Alexander le parlaient.

- Vous êtes vraiment certain que tout cela n’a jamais existé, docteur ?

- En tous les vas, personne n’a jamais trouvé de traces crédibles de l’existence d’Alexander autour de la clairière des Pleigiz.

- Mais Gilles a vraiment existé ?

- Évidemment !

- Et si quelqu’un avait inventé ces mensonges pour couvrir quelque chose et légitimer la mise à mort de Gilles ?

- Les théologiens sont là pour ça et n’ont rien trouvé à ce sujet. Nous sommes dans le flou. Quand nous changerons de paradigme, la vérité ne sera peut-être plus la même, mais pour l’instant, c’est ainsi.

- Et la trace sur le mur ?

- C’est de cette sorte que selon la rumeur populaire, Alexander signait ce qu’il faisait pour Gilles. Ainsi, sur l’épaule gauche de chaque victime, il y aurait cette trace. Mais bon, aucun corrélat n’a été établi entre tout cela. J’ai même entendu dire que cette légende avait été écrite en 1608 par Jean-Baptiste Texte, un jeune séminariste des Pleigiz. Force est de constater que ce jeune homme avait une imagination débordante.

- Et si j’allais à l’église et essayais d’entrer en contact avec lui ?

- Soir vous êtes croyante, soit vous êtes désespérée, mademoiselle Faive.

- Je croirais en n’importe quoi pour me sortir de ce maudit bourbier.

- Croyez en moi et tout ira pour le mieux. Ce n’est qu’une crise de somnambulisme qui vous fait un peu peur car elle est en rapport avec un cauchemar. Vous devrez faire un énorme travail sur vous-même.

- Vous avez vous-même dit que le fait que j’aie rêvé de cette légende vous préoccupait. Vous êtes schizophrène ?

- Avant, oui, mais maintenant, nous allons beaucoup mieux. Blague à part, je suis âgé, croyant et ai été éduqué pour la craindre. Mais en étant un peu rationnel, cela s’explique très facilement.

- Et comment savoir vraiment si elle est vraie ?

- Renseignez-vous ou attendez, et vous verrez si les inquiétudes de votre inconscient étaient légitimes ou pas. Personnellement, j’espère qu’elles ne le sont pas.

- Mais bon, trois semaines à faire le même cauchemar, je pense que le message est clair. Mon inconscient a les chocottes !

- Ne vous emportez pas. Je vous rappelle que ce n’est qu’une légende, mademoiselle.

- Certes, docteur, mais ne dit-on pas que dans toute légende il y a un fond de vérité ?

- Probablement, mais lequel… Je suis désolé mais je vais devoir arrêter notre séance ; je suis un peu en retard.

- Très bien. Merci, docteur, je vous dois sûrement la vie.

- Mes honoraires aussi. Je plaisante, bien sûr.

- Vous ne perdez pas le nord. Voici un chèque de soixante euros. Au revoir, docteur. Je ne pense pas pouvoir revenir de suite car je pars pour quelques jours avec mes amis. Mais pourquoi pas après, pour voir mes progrès ?

- C’est bien. Cela me permettra de voir si vous avez réussi à aller mieux. Passez de bonnes vacances.»

J’espérais qu’à ce prix là, je n’aurais plus de problèmes de sommeil. Une histoire plus que bancale, des théories insensées… Merci le docteur ! Il semblait bizarre, comme s’il était tiraillé entre la norme et ses croyances… Peut-être qu’il voulait se convaincre en me convaincant. J’appelai Stéphane pour lui dire que je me sentais mieux. Il me demanda ce que j’avais et je lui répondis d’un ton faisant croire que ma maladie coulait de source que je faisais une crise d’aglahophobie. Évidemment, il voulut en savoir plus sur cette maladie mais je n’avais pas le temps de tout lui expliquer. Qu’importe, son père étant bibliothécaire depuis plusieurs années, en cherchant un peu, il trouverait bien un article dessus. Il me dit qu’il ferait cela et qu’il éclairerait mes lanternes sur cette légende, ainsi que sur ce que le docteur Havil ne m’avait pas bien expliqué. Nous devions nous retrouver aux alentours de dix heures pour achever les derniers préparatifs avant le départ, c'est-à-dire après le dîner, au parc où nous avions coutume de nous retrouver. Il se situait dans l'allée de Trévise (une résidence assez boisée située en bordure de l’allée d’Honneur et de la Nationale 20). Le temps de rentrer en métro, où j’avais lu un article sur le suicide (il disait que les âmes des suicidés ne réalisent pas tout de suite qu’elles étaient parties), j’arrivai chez moi à vingt heures, ce qui me laissait le temps de me laver un peu, de me faire à manger, de préparer ma valise et enfin de retrouver les autres. Je me croyais sortie d’affaire, mais comme vous pouvez vous en douter, bien mal m’en prit.

vendredi 2 avril 2010

02 - Quelque chose de bizarre

« La chaleur était pesante, et le vent chaud incitait à boire (…) Il y avait quelque chose dans l’air, quelque chose de bizarre »

Ce 18 mai, nous étions autant que les doigts d’une main, les meilleurs amis du monde. Nous nous connaissions plus que par cœur. Il y avait Hélène Grampierre, Stéphane Berthier, Sébastien Petit, Manon Dessources (ses parents avaient beaucoup d’humour) et moi. Il est à noter que les deux derniers étaient en couple.

Nous étions réunis chez moi pour fêter le vingt-et-unième anniversaire de Manon. Après un buffet composé de pizzas et de Pringles, nous allâmes prendre le dessert puis fumer un narguilé sur le toit de mon immeuble. Après quelques discussions sur l’année qui venait de se dérouler et celle qui arrivait (professionnellement parlant), j’amenai le sujet des vacances. Et pour cause, nous avions décidé de partir tous ensemble quelques jours à la mi-juin dans le Vercors, plus précisément à Villard de Lans. J’étais doublement excitée que cela arrive car en plus de partir avec ceux que j’avais de plus chers au monde, ce serait mes premières vacances sans parents.

Ce soir, nous étions les rois du monde, tous plus heureux les uns que les autres de se trouver ici. Hélène avec son vieux journal intime qu’elle avait toujours avec elle, Sébastien avec son horrible gourmette qui ressemblait plus à une chaîne de vélo, Manon avec son pendentif en forme de cœur autour du cou, Steph avec son horrible barbe de quelques jours… Il ne manquait rien. Nous étions dans une plénitude affective totale, le tout sous un soleil magnifiquement réchauffant et une petite brise juste assez rafraichissante. Et pourtant…

Je m’en souviens encore, nous discutions des conceptions du bonheur de chacun. Pour Sébastien, il avait un caractère comparatif ; il ne se réjouissait pas du malheur d’autrui mais celui-ci l’aidait à relativiser et à être heureux. Seule la comparaison lui permettait de redescendre sur Terre et de se satisfaire de ce qu’il avait. Pour se rappeler cela quotidiennement, il avait inscrit au-dessus de son lit les premières phrases du poème de Lucrèce Suave mari magno (« Il est doux, quand la vaste mer est soulevée par les vents, d’assister du rivage à la détresse d’autrui ; non qu’on trouve si grand plaisir à regarder souffrir ; mais on se plaît à voir quels maux vous épargnent »).

Manon trouvait le bonheur ultime dans l’amour, plus précisément dans le fait de se sentir appartenir à un tout dont elle était la moitié. On avait découvert cette conception de l’amour en terminale avec le mythe d’Aristophane dans Le Banquet de Platon.

Hélène concevait quant à elle le bonheur par trois biais ; à l’extase de vivre mélangée à la nécessité d’oublier certains tristes événements et à la capacité de profiter des petits plaisirs (cela avait beau constituer à mes yeux une conception faible et liée à des temps de crises, ça ne la gênait pas).

Stéphane, lui, trouvait son bonheur tantôt dans le souvenir (je me souviens qu’une fois, il m’avait dit qu’il ne voulait faire l’amour que dans le noir pour ne se remémorer que la sensation…), tantôt après cette vie, que ce soit le fait de retrouver ceux qu’il aime pour l’éternité ou dans la béatitude ou encore dans notre prochaine vie.

Enfin, mon bonheur à moi consistait à fuir la raison, car si on y réfléchit cinq minutes, on se rend compte que la première heure que nous a donnée la vie a commencé à nous l’enlever. J’avais appris ça dans Le portrait de Dorian Gray, et si ça m’avait d’abord fait sourire, ça m’a vite fait bien réfléchir. Je trouvais également mon Souverain Bien dans le fait de suivre absolument mes désirs, aussi égocentrique que ce fût.

Soudain, pendant nos petites considérations et alors que la nuit commençait à tomber, une odeur de brûlé vint à nous, et alors que je me demandais ce que j’avais bien pu laisser sur le feu, j’aperçus un énorme brasier duquel émanait une fumée noire et dense à quelques kilomètres de chez moi. Sans prendre le temps de quoi que ce soit, je retournai dans mon appartement téléphoner aux pompiers et leurs signaler ce que j’avais vu. Occupé… Les autres descendirent pour savoir ce qui m’avait pris ; ils n’avaient rien vu et me regardaient d’un air interrogateur, comme si j’avais vu le Diable en personne…

Cette histoire m’avait mise mal à l’aise, si bien que lorsqu’il fallait que les autres partent, je fus morte de trouille à l’idée de me retrouver seule (ma famille n’était pas là du week-end). J’ai donc essayé d’en faire rester un avec moi le temps que je me couche. Après quelques tergiversations et regards tristounets dont moi seule avais le secret, je pus garder Stéphane à mes côtés. Comme il devait partir tôt pour aider un peu sa sœur à travailler, je pris vite ma douche et enfilai mon pantalon de pyjama rayé et mon débardeur en quatrième vitesse. Il m’avait laissé sur mon bureau L’arrache-Cœur de Boris Vian, Eichmann à Jérusalem d’Hannah Arendt et L’origine des espèces de Darwin pour que je me cultive un peu cet été. Je ne les lisais pas tous, mais ça fait toujours bien d’avoir des grands livres dans sa bibliothèque. Il aimait bien m’offrir des livres. Une fois dans mon lit, il me borda, m’embrassa sur le front et éteignit la lumière. Dans l’obscurité, je sentais sa main serrer la mienne. Il ne partirait pas avant que je ne m’endorme et tant qu’il serait là, rien ne pourrait m’arriver. Rassurée par sa présence, je trouvai le sommeil assez rapidement.

Le rêve dans lequel j’étais ne présageait rien de forcément néfaste, mais il n’inspirait pas non plus un optimisme à toute épreuve. J’y sautais de ma chambre pour tomber lentement et ensuite remonter dans Bourg-la-Reine. Au fur et à mesure que j’avançais dans la ville, ce que j’aurais dû voir n’était pas ou plus à sa place. La Nationale 20, les immeubles habituels, et même l’Allée d’Honneur avait disparu (c’est une grande et magnifique avenue à côté de chez moi…). Une fissure se créa alors entre mes jambes ; j’avais beau courir, elle me rattrapa jusqu’à me faire tomber, tomber, et encore tomber jusqu’à atterrir dans un appartement que je n’avais jamais vu auparavant. J’étais allongée et un peu sonnée. Celui-ci était monstrueusement sordide… La pièce dans laquelle je me trouvais était très probablement un salon avec une kitchenette, mais quelle vision d’horreur… Du sang coulait du robinet ; le sol, les murs et le plafond étaient en grillage rouillé sur lequel il y avait des morceaux de chair plus très fraîche ; l’odeur, pestilentielle, était un mélange de sang, de sueurs, de renfermé, de vomi et de pourriture… Elle prenait directement aux tripes pour ne plus s’en aller… Il n’y avait pas de lumière en dehors de quelques bougies, les vitres étaient murées ; sur un mur, je pouvais lire « Avance, et ton antre se transformera en Enfer par la volonté de mon Père », sur un autre mur, une sorte de signe dégoulinant… C’était une étoile à cinq branches entourée d’un cercle. La radio émettait un bruit continuel insupportable, les aiguilles de l’horloge faisaient n’importe quoi et j’entendais en plus un gémissement continuel ; d’une abominable mélancolie… sous mes pieds passait un torrent de sang déchaîné… Et sur la vitre principale, un long message écrit avec du sang dans un langage que je ne connaissais même pas…

Il y avait également une table avec six chaises dans un état miteux et un canapé datant de la grand-mère de Mathusalem. Sur une des chaises se trouvait un pull appartenant à Stéphane, taché de sang. Sur la table se trouvait un cahier d’enfant avec des personnes dessinées. Une d’elles me ressemblait, et elle était recouverte de rouge… À ce moment-là, ma seule envie était de crier jusqu'à m'en déchirer les tympans pour me libérer de cette ambiance si oppressante. Mais aussi étrange que cela puisse paraître, je n’y arrivais pas, un peu comme dans un rêve, lorsque vous voulez courir sans y arriver. Cette frustration commença peu à peu à gagner tout mon corps, m’empêchant de faire ce que je voulais. Je ne me sentais plus maîtresse de mon propre rêve ; ça semble grotesque, je sais. Je crois bien que j'avais rarement fait un rêve aussi terrifiant. Et pour ne rien arranger, une horrible migraine commença à me gagner. Comment peut-on souffrir dans son propre rêve ?

Dans le salon, alors que j’examinais le pull ensanglanté du gnome (c’était un surnom que je lui donnais), la douleur s’intensifia. J’aurais voulu m’éclater la tête contre un mur... Tandis que j’étais à quatre pattes à essayer par tous les moyens d’atténuer ce mal, je vis quelqu’un apparaître dans le miroir, et seulement dedans... La personne avoisinait le mètre quatre-vingt, avait un couteau de cuisine dans la main gauche et le corps recouvert d’un voile noir. Je la regardai dans le miroir sans me retourner, de peur de me faire décapiter.

Elle ne bougeait pas, se contentait de me regarder, comme pour me narguer… Mon sang se glaça, si bien que j’étais incapable de faire quoi que ce soit. Ma seule envie fut alors d’en finir avec cette chose, et cela de quelle que manière que ce soit, pourvu que je n’éprouvasse plus cette horrible sensation qui décuplait au fil des minutes. J’arrivai enfin à me lever face au miroir, avec le fantôme qui ne bougeait toujours pas. Mais qu’est-ce qu’il pouvait bien attendre à me regarder depuis la glace... Est-ce que c’était volontaire ? Je commençai à me retourner peu à peu, m'imaginant tantôt découpée en petits morceaux et semée un peu partout dans l’appartement, tantôt agonisante sous son couteau qui m'ouvrirait la gorge aussi lentement que cruellement. Je me voyais toute recouverte de sang, sur le point d’y passer mais n’y arrivant pas. Au moment où je tournais la tête pour aller à sa rencontre, il avait disparu ! Et personne dans le miroir. Voilà qui me fit encore plus froid dans le dos.

A moitié soulagée, la seule chose que j’attendais désormais était de pouvoir me réveiller, mais cela m’était impossible, comme si je devais aller jusqu’au bout de mon rêve, comme si quelque chose m’y attendait. Il me fallait jouer le jeu et franchir la porte du salon. Je me retrouvai dans l’entrée de l’appartement mais, à ce moment, vis la chose en chair et en os dans le salon, sortie du miroir. Elle me pointa alors du bout du couteau et commença à me charger. Par terre, il y avait un livre vierge, probablement le seul objet dont je pouvais me servir. Je le saisis pour le lui envoyer mais elle avait disparu le temps d’un éclair, laissant le livre s’écraser bêtement contre un mur. Pour lui échapper, je courus vers l’autre pièce de l’appartement qui était une sorte de dortoir et fermai la porte à double tour. Je me pensais sortie d’affaire quand dans un des lits, j'aperçus un corps sans vie et vis des draps étaient d’un rouge inquiétant…

J’allais regarder qui se trouvait dans ce lit quand une nouvelle douleur me perfora le corps. Mon ventre me faisait me tordre de douleur... Je parvins finalement à me relever, non sans mal, mais n’osais plus retirer la couverture, de peur d’y trouver des choses encore plus immondes que dans le salon, et mon intuition était plutôt bonne... La personne décapitée dans le lit n’était autre que mon Stéphane ! Il était lacéré de coups de couteaux et défiguré, sa tête reliée à son corps par un unique et petit filament… A peine reconnaissable… Mais qui avait pu lui faire une chose pareille ? A bout de nerfs et n’ayant plus que Lisieux pour pleurer sa mort, je m’allongeai dans le lit, à ses côtés, attendant que tout cela s’arrête… Aussi bizarre que cela puisse paraître, j’avais toujours voulu faire au moins une fois ce que faisait Simba juste après la mort de Mufasa… Au bout d’une minute ou deux, une lumière apparut par le trou de la serrure. Elle était la seule chose capable de me redonner un peu d’espoir et je peux vous dire que ce n’était pas du luxe, car au vu de ma situation, n’importe quelle issue aurait été la bienvenue. La lumière s’intensifia peu à peu… Je décidai finalement de retirer la couverture de mes yeux, histoire de voir ce que j’avais devant moi. C’était un homme tout de noir vêtu lévitant à quelques centimètres au-dessus du sol. Il avait de longs cheveux gris et paraissait très âgé mais en pleine possession de ses moyens. Plus il s’approchait du lit, plus je sentais mon âme se délier de mon corps, et plus celui-ci s’affaiblissait. J’avais mal comme si j'étais compressée de l'intérieur… Il me trouva assez rapidement et retira la couverture de mon visage. J’avais froid, je sanglotais, mon débardeur était devenu rouge sang, je ne faisais plus que pleurer et prier pour que tout cela s’arrête, que je me réveille et que tout ne soit plus qu'un souvenir dont je pourrais éventuellement rire.

Le vieil homme pointa son doigt dans ma direction, dessina avec celui-ci le signe que j’avais aperçu dans le salon et commença à me parler dans une langue que je n’avais jamais entendue auparavant. Peut-être celle du message dans le salon… Il me regarda fixement et réussissait à me paralyser par un simple regard. Il me dit, et je l’entends encore : « Con saint Gillem quiro plere, nus amesidemos allera, ja zondez, vallet que vellare, delam su cataris. Ombras tile timeris, amis, famias, coïs daros attentcioneme, amenudo rodaram. ». Au fil de son espèce d’incantation, je me sentis partir. Je mis les bras de Stéphane autour des miens, comme s’il était la seule protection qui pouvait me rester, mais j'étais bel et bien en train de mourir dans une sorte d’horreur délicieuse ; en fermant les yeux, je vis des squelettes me poursuivre et une abeille me sauver, Sébastien pleurer sur une tombe, Hélène en chaise roulante parler devant un miroir, et enfin Stéphane se faire transporter à dos d’agneau… Voir ses amis dans la détresse est quelque chose d’absolument terrible et insupportable à voir, surtout quand on ne peut rien faire pour y remédier... Enfin, j’aperçus une dernière fois le salon de cet appartement avec au milieu un garçon que je ne connaissais pas. Il avait une bougie dans chaque main et parlait le même langage que l’homme. J’entendis ensuite siffler un train que je pouvais apercevoir de loin, en forme de cercueil. Je tournai ensuite la tête pour voir le fantôme me porter le coup de grâce, puis plus rien…

Venais-je de mourir ? Sur le coup, tout ce dont je me souvenais était le couteau qui s’apprêtait à me transpercer le crâne. Je rouvris finalement les yeux, dans mon lit...

Il me fallut quelques bonnes minutes pour reprendre mes esprits. Tout avait semblé si réel… La fumée, l’appartement, le sang, les grilles, la chair, la rouille, l’odeur, le pull, le miroir, la chambre, le cadavre, cette douleur, les mots du vieil homme résonnant dans ma tête avec une voix à la Grand Corps Malade… Je posai un pied par terre, puis l’autre… J’étais en nage et avais encore quelques difficultés à respirer. Mes jambes faisaient des cliquetis. J’avais l’impression de revenir de si loin… Dans la cuisine, mon petit déjeuner eut beaucoup de mal à passer. J’avais une boule dans l’estomac et à la gorge… En m’habillant, je regardai par ma fenêtre vers le lieu d’où j’avais aperçu cette fumée à la con… D’ailleurs, je me demande bien ce qui avait pu réellement se passer. Quand j’y repense, tout est parti d’elle. Saleté…

La journée fut longue, très longue… Je m’endormais devant mon ordinateur ; on avait un cours de rattrapage de Théorie des droits de l’homme. C’était de temps en temps à la limite de l'interminable ! Et il faisait tellement chaud dans la fac… Je passai la plupart de mon temps à m’en vouloir d’avoir vu ce maudit brasier. Pourquoi c’est pas un des autres qui l’avait vu ? Je dois avoir une imagination bien débordante, quand même ; simplement avec de la fumée, je me trouve dans un endroit que je ne connais pas avec un bordel digne du Parti Socialiste. Je cherchai également les mots que j’utiliserais pour en parler aux autres le soir même ; je le fis-nalement en fin d’après midi. Les premières réactions consistèrent à dire que le narguilé m’était monté à la tête à partir du moment où j’avais cru voir cette fumée, que c’est ce qui avait entraîné ce cauchemar, certes horrible, bla bla bla… Bien que réconfortants, ils ne se doutaient pas de ce que j’avais vu et vécu là-bas, et c’était peut-être mieux ainsi…

Ce 19 mai, bien que long à en mourir, était passé sans trop d’encombres ; j’en aurais presque oublié ma nuit agitée, entre la préparation des vacances et constitution des dossiers de M2. Je n’avais pas vraiment le temps de m’attarder sur les visions fantasmagoriques de mon inconscient. Elles me rattrapèrent pourtant la nuit suivante, lors du même cauchemar, avec de nouveau cette douleur me transperçant le corps, cet appartement, ces choses... La journée suivante se déroula encore plus lentement que la précédente. Un cours de latin en continu. Je la passai à cogiter dans ma chambre, hantée par le monstre et toutes ces visions. Impossible de penser à autre chose; tout m'y ramenait et, bien que cela paraisse paradoxal, ma curiosité me poussait à vouloir dormir pour savoir si j'allais encore assister à la même scène. J’eus ma réponse le soir suivant en me retrouvant une nouvelle fois dans cet appartement, plus décidée à affronter la chose en voile noir. Étant dans un rêve, la mort ne pourrait pas être vraiment là, alors que risquais-je ? Par terre se trouvait, désormais comme d'habitude, le livre vierge. Je le lui lançai, toujours en vain. Dès lors, le rêve se finit de la même manière, exception faite que la douleur finale s’était encore intensifiée. M’en serais bien passée. Au réveil, il y avait sur le mur de ma chambre l’espèce de signe bizarre qui décorait celui du salon de l’appartement. Sébastien et Stéphane vinrent rapidement me voir et m’aidèrent à nettoyer tout ça. Après une heure de discussion, ils paraissaient d’accord pour dire que j’avais dû faire une simple crise de somnambulisme. C’était certes l’explication la plus rationnelle et la plus rassurante, mais un feu de cheminée en plein printemps, était-ce rationnel ? D’autant qu’il avait fait très beau pour cette époque de l’année (et qu’on ne vienne pas me parler de réchauffement climatique, avec ça !). Plus le temps passait, plus j’avais peur de dormir, peur d’avoir mal, peur de revoir mes amis souffrir, peur de revoir quelque chose au réveil ou pire, de ne plus jamais pouvoir me réveiller. La volonté d’en savoir plus était partie en vacances.

Trois semaines plus tard, rien n'avait changé et le rêve se répétait encore et encore, c’était que le début, d’accord, d’accord. Je sentais bien que ma mère ne savait pas trop quoi penser de tout cela et qu’en me rassurant, c’est plus elle-même qu’elle tentait de se rassurer. Inquiète, elle se renseigna pour moi auprès d’un de ses amis. Le lendemain, je me réveillai de nouveau avec ce signe sur mon mur. C’est ce même jour que ma génitrice vint me voir pour m’annoncer qu’elle avait pris rendez-vous avec le docteur Lilian Havil, un ancien collègue à elle. Je me sentais rassurée par le fait d’aller voir quelqu’un mais ça me donnait une impression un peu bizarre, comme si on me croyait malade alors que je me sentais incomprise... Le soir, je devais retrouver les autres pour leurs résumer ce que le médecin me dirait et pour achever les derniers préparatifs avant le départ en vacances, prévu le lendemain soir. Nous étions alors le 9 juin…

mercredi 31 mars 2010

01 - Bienvenue sur mon boulevard

« Bienvenue sur mon boulevard, quand vient ma nuit, quand ma raison s’égare, pauvres paumés recalés de l’espoir, compagnons du blues et du dérisoire… »

Je m’appelle Hannah Faive, j’ai vingt-trois ans, je suis étudiante en droit à l’université de Nanterre et je vais vous parler de ma vie. A vrai dire, c’est rare que ça m’arrive, mais mon médecin me l’a conseillé. J’ai donc décidé de jouer le jeu, en espérant que cela me permettra de retrouver un zeste de normalité.

Cela fait maintenant treize ans que j’ai emménagé avec ma famille dans la résidence de la fontaine grelot, au dernier étage d’un immeuble de taille moyenne dans la ville de Bourg-la-Reine. C’est une des plus petites communes du 92 ; coupée en deux par la RN20, relativement bourgeoise. Cette ville est surtout sans histoire ou tout du moins, elle l’était. Si je préfère employer l’imparfait à ce sujet, c’est qu’il m’y est arrivé quelque chose d’étrange, quelque chose d’absolument incroyable, quelque chose à quoi peu d’aventuriers oseraient seulement rêver. Ma vie, mes certitudes et mes illusions s’en sont retrouvées complètement ébranlées.

Soyez donc les bienvenus dans un monde où les rois sont exécutés, où tous les anges ne sont pas blancs comme neige, où la fiction flirte dangereusement avec la réalité, bienvenue chez moi... Mon histoire est celle d’une partie d’échecs qui a démarré il y a plus de cinq siècles et qui, aujourd’hui, n’a jamais été aussi proche de l’échec et mat.

On a coutume de dire que dans l’écriture, la première page est ce qu’il y a de plus difficile à écrire. On n’est jamais très sûr de bien prendre la mesure de nos mots. Je commencerai donc par une phrase de mon ancien prof de philo qui avait l’habitude de définir le bonheur comme quelque chose de fragile, léger et volage. Peut-être était-ce parce que j’étais très heureuse à cette époque, j’ai trouvé cela abstrait et abscond. Il aura fallu que j’en prenne conscience par moi-même pour comprendre que ce n’était pas aussi stupide que je le pensais. Si vous saviez combien je regrette aujourd’hui d’avoir pris conscience trop tard de combien ma vie était merveilleuse…

Tout a commencé en mai 2011, le mercredi 18 au soir. La chaleur était assez pesante et le vent chaud incitait à boire… Il y avait quelque chose dans l’air… Quelque chose de bizarre…